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Le traité constitutionnel enferme en lui, intrinsèquement, la méfiance envers les peuples, le doute envers les processus démocratiques.
Le non, dernier outil pour une Europe démocratique
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Par Olivier PALLUAULT

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lundi 25 avril 2005
De toutes les tares dont on affuble le débat sur la Constitution européenne, le manque de respect pour la démocratie semble être le plus grave, mais hélas, le moins inattendu. Le plus grave car la démocratie n'est pas un droit octroyé par les puissants aux peuples abrutis pour contenter leur soif de liberté ou leur volonté de participer aux choix qui commandent leur destin collectif.

La France, avertie une première fois en 2002, semblait pourtant constituer un terrain adéquat pour une pédagogie salutaire. D'autant que les Français s'empressaient de moquer en novembre dernier les errements d'une démocratie américaine qui venait de réélire Bush, pensant effacer par le sarcasme la honte inspirée deux années auparavant par la présence du leader du Front national au second tour des élections présidentielles.

Quelle est l'image de notre démocratie aujourd'hui ? Une rupture profonde entre les citoyens et leur représentation politique qui amène, sur une question aussi fondamentale que la Constitution européenne, une majorité des Français à n'être défendue par aucun parti politique qui ne soit situé aux extrémités de l'échiquier politique. Un débat inique, abreuvé de formules démagogiques, de coups bas, de mensonges ou de demi-vérités. Une classe politique amorphe, aiguisant ses stratégies pour l'après-référendum. Un Président visiblement dépassé, et surpris que la «fracture sociale», d'un slogan politique éculé, se soit transformée en un mal qui frappe la jeunesse d'un pays qu'il préside depuis une décennie. Des médias, si expressément concordants et unanimes, qu'ils ressemblent étrangement à leurs cousins américains d'après le 11 septembre. Ce spectacle attristant n'était pourtant pas inattendu.

On stigmatise les partisans du non au nom de la sagesse politique, on évoque la Raison à la rescousse d'un oui dubitatif, on proclame les intérêts supérieurs de l'Europe pour mieux atteindre les indécis, on pare les efforts pédagoqiques de toutes les vertus, comme si comprendre la Constitution amenait naturellement à l'approuver, on a de la «peine» pour cette France «qui a peur et qui souffre», cette France «craintive», «qui ne veut pas avancer». La peur est au non. L'espérance au oui.

Placé du point de vue bruxellois, on pourrait acquiescer. Avec la démocratie comme thermomètre, on pourrait retourner ces affirmations, et voir dans le non le dernier outil pour construire une Europe réellement démocratique et politique.

Que nous disent les partisans du oui ? Qu'une Constitution illisible, longue et complexe permettra aux peuples de mieux s'approprier l'Europe ? Qu'une Constitution qui n'est pas issue d'une Assemblée constituante représente les aspirations des peuples d'Europe ? Qu'une Constitution qui fait fi du socle du libéralisme politique que représentent la séparation et le contrôle des pouvoirs est une bonne Constitution ? Qu'une Constitution qui n'accorde aux parlementaires élus au suffrage universel direct qu'un strapontin politique est un grand progrès ? Qu'une Constitution qui ne peut être révisée que par une procédure de double unanimité est un modèle de vertu juridique ? Qu'une Constitution qui reconnaît un droit de pétition non contraignant est une avancée démocratique ? Qu'une Constitution ratifiée dans la plupart des Etats par des parlementaires qui ont été élus sur des enjeux de politique intérieure est absolument légitime ? Qu'une Constitution qui inscrit des principes et des pratiques idéologiques ou partisanes forcément contraignants pour la législation à venir est neutre et protectrice ? Certains, minoritaires il est vrai, se prêtent à un tel cynisme. Le plus grand nombre se tait. Ou fait semblant de regarder ailleurs.

Ce traité constitutionnel enferme en lui, intrinsèquement, la méfiance envers les peuples, le doute envers les processus démocratiques.

Car l'Europe est d'abord l'affaire des Etats, qui veulent conserver jalousement la souveraineté que les citoyens leur délèguent, et ne point la partager avec des institutions européennes qu'ils ne contrôleraient pas. Autant alors donner l'illusion aux peuples qu'on accède à leurs désirs en les noyant de valeurs et de principes ronflants tout en s'arrangeant pour qu'ils n'aient pas leur mot à dire.

Un blanc-seing et nous nous occupons du reste, nous dit-on. Un discours déjà entendu pour le traité de Nice. Aujourd'hui voué aux gémonies par ceux qui, hier, le paraient de toutes les vertus.

Le traité constitutionnel représente le témoignage juridique le plus abouti d'une culture démocratique qui s'oublie. Il ne faudra pas longtemps pour que les peuples européens le comprennent, bien que tout ait été tenté dans ce texte pour cacher une telle évidence, enfouie sous 447 articles indigestes. D'autant que la privation insidieuse des droits souverains du citoyen augure mal de la défense de ses autres droits.

Le mécontentement, la désillusion, alimentés par l'incapacité de réviser cette Constitution, risquent alors de provoquer des ravages bien plus grands qu'un non le 29 mai. Il sera trop tard pour nos représentants de nous expliquer sans rire que ce traité était mauvais. A jouer avec la démocratie, à la prendre à la légère, il n'est pas sûr que l'Europe ait beaucoup à gagner.

Pendant ce temps, il reste aux démocrates du non, débarrassés de leurs pesants «alliés» frontistes, de préparer l'Europe démocratique qu'ils appellent de leurs voeux, et même si cela devait aboutir à voir sanctionner par le suffrage universel européen le libéralisme qu'ils redoutent tant.

Olivier Palluault, doctorant en science politique à l'université Paris-II,
chercheur invité à l'université George- Washington à Washington.