Cercle d'Etude de Réformes Féministes

 

Face aux obscurantismes (l'islamiste et les autres) : le Devoir de Liberté

 

Interview

 

de MICHELE TRIBALAT

 

 

 

Michèle Tribalat est entrée à l’INED, Institut national d’études démographiques, en 1976, après des études en démographie avec pour tâche de travailler sur les questions de l’immigration jugées délaissées par le conseil scientifique. Elle avait vocation à travailler sur les aspects démographiques. Ce qu’elle a fait en s’intéressant à l’apport démographique de l’immigration étrangère en France et à l’intégration/ assimilation des immigrés et de leurs enfants.

Ce dernier sujet a notamment donné lieu à une grande enquête aléatoire qu’elle a dirigée en 1992 (sur un projet datant de 1987 pour lequel l’INED s’était acquis le concours de l’INSEE, institut national de la statistique et des études économiques), l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS). Cette enquête n’a pas été renouvelée comme elle aurait dû l’être dans la foulée du recensement de 1999 et l’on est actuellement dans le brouillard. L’enquête sur l’histoire familiale conjointe au recensement de 1999 portant sur un échantillon énorme (380 000 personnes) comporte certes des informations sur le pays de naissance des parents. Mais elle s’intéresse surtout à la famille et ne comprend pas d’informations très pointues sur les populations d’origine étrangère (par exemple, il est impossible de mesurer la proportion d’unions mixtes dans la génération qui compte, celle née en France de parents immigrés). Enfin, pour les personnes originaires du continent africain, il est bien difficile de séparer les enfants d’immigrés de ceux de rapatriés. Le pays de naissance des parents est un critère insuffisant. Néanmoins, les résultats de cette enquête confirment ceux de l’enquête MGIS sur la situation dramatique des personnes d’origine algérienne, même si globalement l’ensemble des autres personnes d’origine maghrébine sont également en grande difficulté.

L’islam, au-delà des aspects quantitatifs, n’aurait jamais dû entrer dans son champ de recherches si elle n’avait fait un court passage au Haut-Conseil à l’intégration en 1999-2000. En effet, Roger Fauroux lui demande, en 1999, de faire partie de ce Haut Conseil dont le premier sujet de travail sera l’islam. Elle y consacrera beaucoup d’énergie et sera très déçue du résultat, un rapport « insipide et complaisant ». C’est le décalage entre ce rapport et les expériences qu’elle avait eu à l’intérieur du groupe (auditions, voyages, lectures) qui l'orientent sur une piste de recherche qu’elle n’avait pas vocation à fréquenter. Elle le fera avec une autre membre du HCI, Jeanne-Hélène Kaltenbach, elle-même très déçue par le rapport. Elle nous explique son cheminement elle-même :

 

 

Michèle Tribalat :  

« Le rapport L’islam dans la République (novembre 2000) est franchement décevant. Il est l’aboutissement d’un processus de travail mal défini, avec des auditions, aucun travail, très peu de discussions internes et une prise en mains du rapport par des rapporteurs, dont le principal était conseiller d’Etat. Les quelques débats internes que nous avons eu ont pris place en toute fin de parcours, après que je me sois plainte de leur absence et après rédaction d’un plan détaillé !

Le rapport a pris position sur des sujets dont nous n’avions jamais débattu, c’est le cas de la Consultation lancée par Jean-Pierre Chevénement, reprise ensuite par Nicolas Sarkozy. Le rapport a opté, à l’encontre des conclusions faisant suite à l’un des rares débats que nous avions eu, pour un statut-quo en matière de voile confortant la position du Conseil d’Etat. La conclusion qui avait été actée, à la fin du débat sur l’école, était la suivante : c’est aux parlementaires de prendre leur responsabilité et non aux chefs d’établissements à juger au cas par cas s’il y a prosélytisme ou non… Nous demandions donc un débat parlementaire et une décision politique au grand dam des conseillers d’Etat, membre et rapporteurs.

En fait, l’essentiel des décisions se prenait hors séance. Et le travail au corps du président pendant l’été avait porté ses fruits et avait amené à son retournement. A part quelques évidences - comme le fait qu’il y ait cinq piliers dans l’Islam, je me suis trouvée en total désaccord avec le contenu de ce rapport et avec son ton de déploration. J’ai refusé de le signer au motif que ce serait la honte au front, et j’ai démissionné dans la foulée.

Mon désaccord n’était pas lié à des a priori – je n’en avais guère avant de commencer à travailler sur le sujet, étant assez ignorante je dois le reconnaître-. Mais je prenais scrupuleusement des notes lors des auditions et c’est moi qui rédigeait des récits de voyage lors de nos déplacements (il y en a eu quatre). Et il me paraissait évident que l’on ne pouvait tirer ces conclusions euphorisantes s’agissant des musulmans eux-mêmes, ni les traiter en victimes d’un pays islamophobe. Il y avait donc une volonté de ne pas voir (j’avais d’ailleurs eu comme idée de titre d’ouvrage : Islam, les yeux grand-fermés), de ne pas prendre en compte ce qui nous avait été dit, et un parti-pris pour la langue de bois. Cela me paraissait très intriguant et j’avais envie d’y voir clair. C’était aussi le cas de Jeanne-Hélène Kaltenbach membre du HCI comme moi et qui faisait le même triste constat. Nous avons donc décidé de terminer notre réflexion inachevée.

 

Le ton larmoyant du rapport reprenait, sans aucun recul critique, celui qui a souvent été celui de nos interlocuteurs musulmans. Une chose qui m’avait frappée lors de nos déplacements, c’était ce ton de plainte : « On nous rejette, on nous freine, la discrimination est partout, on ne connaît pas l’islam » (Les Tarterets, 2 juin 1999). Eux-mêmes se décrivent souvent comme impuissants attendant tout des pouvoirs publics, l’emploi du « on » est significatif : « on ne nous permet pas d’avoir des lieux de culte » (Marseille, 2 décembre 1999) ; « on n’a pas d’imams de France ; on accepte impunément une ingérence » (Roubaix, décembre 1999).

Autre exemple de cette dépendance et de cette incapacité à se saisir de ses propres problèmes, une discussion sur l’encadrement religieux. A Roubaix, un responsable de deux mosquées s’explique ainsi : « Des cadres, il en existe, mais c’est pas à nous de les désigner ». Je leur demande : « C’est à qui, alors ? ». Réponse : « Voilà la question » !

Notre visite à Roubaix fut très instructive, notamment notre passage au lycée professionnel Lavoisier qui a fortement impressionné notre président. Le proviseur est un fervent défenseur de la laïcité plurielle chère à Mme Costa-Lascoux. Il a créé un centre culturel du monde arabe dont l’association siège dans le lycée et tout le monde mange halal dans l’établissement. Les voiles ne le dérangent pas, bien au contraire : « L’objectif du ministère de l’Education nationale, c’est zéro voile. C’est ça qu’il faut changer ».

Une discussion engagée par Hanifa Chérifi sur le piètre avenir professionnel des filles voilées qui ne peuvent exercer dans la fonction publique a donné lieu à des échanges intéressants : « Pour l’instant, ça peut changer » (responsable de l’intégration et de la politique  de la ville à Roubaix) ; « Pour que ça change, il faut faire connaître la culture musulmane » (Proviseur du lycée) ; « c’est en résolvant le problème des discriminations qu’on résoudra le problème du voile ». Le proviseur s’est montré adepte résolu du multiculturalisme : « s’il y a une montée des communautarismes, c’est lié au problème de l’emploi. Ca se résoudra dans l’interculturel. On arrivera aux quotas ».

Autre exemple d’échanges montrant comment on peut perdre tout bon sens. La proviseur nous explique que certaines filles voilées sont d’excellentes élèves, arrachant ce cri du cœur à notre président : « C’est atroce, ces injonctions, ces conseils de discipline ! Je dois dire que si c’est une bonne élève, c’est assez atroce ! ». Je n’ai pu me retenir de la remarque suivante : « parce que vous pensez qu’une bonne élève aurait plus de légitimité à porter le voile qu’une mauvaise élève ? En quoi est-ce plus atroce que pour une mauvaise élève ? ». Il a convenu que « non, bien sûr, c’est aussi atroce pour une mauvaise élève ». Voilà où nous en étions sur la question du voile à Roubaix en décembre 1999.

Dans son rapport, le HCI a rayé, après que certains membres se soient montrés susceptibles, l’allusion aux divisions internes parmi les musulmans. Et pourtant nous en avions eu la démonstration à maintes reprises. A Bobigny, on avait failli en venir aux mains entre Marocains et Algériens dans les locaux de la mairie, en pleine réunion.

La distinction entre culture et religion dont le rapport fait grand cas n’a pas toujours eu ce caractère d’évidence. A Bobigny, en mairie, en pleine réunion avec les autorités religieuses locales, les « autorités » musulmanes ont refusé d’entériner cette distinction, malgré les efforts pédagogiques de quelques membres du HCI. Pour un responsable de mosquée et le président de l’association des familles musulmans, « l’islam est la base de tout », c’est l’unique référent culturel !

J’ai découvert aussi, lors de ces visites, l’abaissement de la conscience laïque en matière de séparation du cultuel et du politique. A Bobigny, nous avons visité un local en pleine réfection aux frais de la ville destiné au culte. Ce qui a d’ailleurs choqué le pasteur qui l’apprenant a eu les paroles suivante : « Il y a eu la séparation de l’Eglise et de l’Etat, on l’a accepté, nos pères aussi. Je viens ici et j’apprends qu’on va aider une communauté. J’en suis ravi et ne manquerai pas de revenir avec un dossier. » Le représentant de l’Eglise catholique dans Roubaix espérance avait son idée pour faciliter la vie des musulmans : « il faudrait que la France mette à disposition des imams bilingues » ! Souvent, la sollicitude extrême des intervenants non musulmans, ne tenant plus compte d’aucun principe ni interdit légal, me rappelait l’attitude conciliante qu’on a vis-à-vis d’un grand malade. Cela me paraissait méprisant.

Et je terminerai sur le propos de Salah Bariki, membre de Marseille espérance qui résume bien cet état d’esprit : « Les pouvoirs publics rechignent à appliquer la loi car ils ont peur de se faire traiter de racistes. Un certain laxisme peut donc s’instaurer. On a vu un local “ Jeunes ” transformé en mosquée. Le maire n’a rien dit. Certains excès de ce type tiennent d’une véritable discrimination à l’envers. On tolère des choses qu’on ne tolérerait pas d’autres “communautés”. »

 

 

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