Cercle d'Etude de Réformes Féministes

 

Face aux obscurantismes (l'islamiste et les autres) : le Devoir de Liberté

 

 

II - NACIRA GUENIF SOUILAMAS

DES BEURETTES[1]

 

 

Il est impossible de résumer le livre de Nacira Guénif -Souilamas, qui est une étude basée sur des entretiens avec des jeunes filles, sans le trahir, car c'est un livre de témoignages et de dialogue qu'il faut lire "soi-même".  Ce que nous en avons retenu ne doit donc en aucun cas être lu comme une synthèse.

 

Nacira Guénif Souilamas parle des dilemnes que subissent les filles, et du contexte dans lequel elles doivent les régler :

- contexte de double domination : sociale et sexiste, avec une intégration professionnelle de plus en plus difficile

- dilemne entre d'une part la "tradition" (terme dont Nacira Guénif souligne le caractère impropre : le fait de l'immigration, comme de la colonisateur créant en soi une rupture avec la tradition), et d'autre part l'"émancipation"

- mais aussi dilemne entre d'une part l'injonction actuelle à la différence qui prévaut dans toute la société française, et d'autre part, l'incitation à se défaire de sa différence.

 

" Dans chaque invitation à l'émancipation s'inscrit en filigrane le renvoi à la culture dépréciée dont les filles ne parviendraient pas à se défaire. "

" Cette invitation est donc déclinée lorsque les filles éprouvent les limites d'une liberté estompée par le manque de moyens matériels et institutionnels, par le rétrécissement de « l'horizon des possibles ». Cultivées dans l'illusion d'un dilemme inéluc­table, les filles se montrent de plus en plus rétives à ce type de schéma directeur, dans lequel le sens unique et l'impasse codifient leur circulation. Refusant d'être condamnées à l'intégration virtuelle au prix d'une négation des siens et d'elles-mêmes, elles balisent des voies alternatives. Leur multiplicité croissante témoigne d'une capacité critique qui signe, plus que bien des postures imitant l'émancipation, un affranchissement à l'oeuvre. Prises entre les feux croisés de cette injonction ambivalente, les filles rompent le charme du discours émancipateur lorsqu'elles en découvrent le potentiel aliénant. Elles savent qu'en s'y conformant, elles se soumettent à une domination culturelle jamais plus assurée qu'en étant adossée à une domination sociale pérenne."

" le regard dominant les naturalise dans leur féminité, celui-ci leur enjoint de s'affranchir d'une domination « masculine arabe » aliénante. Comme si seule la culture arabo-musulmane produisait un discours et imposait des pratiques sociales et culturelles aliénantes pour la femme, contre lesquelles la culture occidentale élèverait un rempart. Les filles sont donc placées devant un dilemme insoluble : obéir à l'injonction à la différence qui leur est adressée de toutes parts tout en s'efforçant de s'en défaire pour être intégrées selon la norme dominante. Autrement dit, elles sont rappelées à une nature différente dont elles sont tenues de s'affran­chir au risque du déni de soi pour prétendre à une reconnaissance."

"C'est en manifestant leur singularité culturelle que les filles abo­lissent toute différence supposée avec les formes d'affirmation indi­viduelles. Loin d'être paradoxale cette affirmation entend rappeler combien ces jeunes filles sont semblables à leurs congénères fran­çaises ou d'autres origines comme à leurs frères : face à la désagré­gation des normes intégratrices, chacune est conduite à bricoler les principes unificateurs des multiples registres d'une expérience ina­chevée."

"Ployant sous ces injonctions cumulées et contradictoires, les filles et leurs congénères soupèsent le défi qu'elles affrontent." "Leur distance prudente à l'égard d'injonctions croisées rompt précisément cette représentation linéaire."

 

Nacira Guénif renvoie chaque discours à ses limites :

 

"En exigeant l'observance de règles coutumières obsolètes au nom d'une différence naturelle, les parents confirment le stéréo­type dominant" "réduire le droit des filles à formuler leur volonté personnelle, les accule à l'excès dans l'acquiescement comme dans la révolte et prête le flanc aux critiques communautaristes".

"Ce que tous perdent de vue dans cette entreprise de conformation, c'est la part vivante et vibrante de la culture familiale qui est non seulement présente dans les pratiques mais revendiquée par les descendants. A trop braquer le regard sur des principes anachroniques, en une obéissance inconsciente au stigmate diffus, les immigrants stérilisent la meilleure part de leur histoire et interdisent l'accès à une mémoire vitale pour tous."

"De même, l'injonction à l'émancipation perd tout crédit parce qu'elle se veut encore un dogme libérateur indépassable, tout en servant, en sous-main, un conformisme qui, par ces temps de pannes répétées de l'ascenseur social, transforme toute tentative de libération en tentation aliénante. Les filles ne refusent pas l'émancipation parce qu'elles sont aliénées à une culture familiale oppressive, elles refusent le leurre, le mirage que les sirènes de l'intégration ne parviennent pas à dissiper. Refusant le choix impossible entre être docilement héroïques ou héroïquement dociles, les descendantes d'immigrants nord-africains explorent d'autres contrées où elles pourront inventer des libertés tempérées."

 

Nacira Ghénif décrit et cite nombre de points de vue et de situation. 

Les passages qui nous ont frappés ne sont sans doute pas représentatifs. Ils donnent un aperçu de quelques types de difficultés et de la complexité de la réalité.

 

Une jeune fille de 21 ans qui a abandonné ses études en médecine dit :

« Mon père, il est fier de mon bac, du coup il me fait confiance parce qu'il sait que le plus important pour moi c'est les études... »

 " Ma tante  m'a dit: mais t'es folle, tu fais médecine, ça s'est jamais vu chez nous, on n'en connaît pas, je sais pas si tu aboutiras, tu vas vieillir à la fac"

« Je pense que ça va pas, arabe et étudiante, j'aime pas »

 

Une jeune femme de 26 ans dit :

«Je suis musulmane. On n'a pas le choix chez nous, on vit avec ça, c'est ça qui est différent des Européens ou des autres religions, chez nous, c'est inné. Ça veut dire plein de choses, donner un sens à ma vie, tout marche ensemble: mon éducation, ma culture, tout a été transmis avec, pas grâce à, la religion. Je suis marocaine par mon origine et quand je dis marocaine, le terme sous-jacent de musulmane intervient. J'ai pas besoin de le revendiquer, je le suis tout le temps. Y'a pas un moment où je me dis : chez moi je suis musulmane et en dehors je suis européenne, non, je suis moi-même, musulmane. Mais revendiquer à tout bout de champ, non. »

« Le problème, il se passe au niveau de la communication, c'est-à-dire le récepteur, et celui qui transmet l'information. L'islam, c'est devenu tellement quelque chose de subjectif, de dire que j'en fais ma sauce et je transmets ce que j'ai envie aux autres, je profite des gens incultes, analphabètes pour leur dire l'islam c'est ça, c'est ça, si vous ne faites pas ça, vous n'êtes pas musulmans et c'est pas bon. On nous a pris la tête avec ce genre de critère, en nous disant : la fille, c'est ne pas travailler, l'éducation on s'en fiche, elle est bonne à marier et puis porter son voile, s'occuper de sa famille. C'est pour ça que je dis, chacun évolue, chacun voit la religion à sa manière mais en respectant les grandes lignes, être bon, être juste, s'intéresser quand même à sa religion. Déjà on se rend un grand service, parce que le problème avec cette religion, c'est qu'on nous dicte trop de choses et c'est ça qui fait fuir beaucoup de personnes de l'islam. On nous a toujours dit : il faut calquer cette attitude, si vous faites ça c'est bien, si vous ne le faites pas ça ne compte pas. On nous a trop pris la tête. C'est archifaux, c'est absurde de parler comme ça! Je me rappelle que j'avais participé à des réunions où il y avait plusieurs filles voilées et on m'avait attaquée avec ma sœur parce que je portais pas le foulard. Qu'est-ce qui leur permet à elles de me dire que je ne suis pas musulmane? Et puis aussi, je voudrais pas trop casser ce milieu-là, mais bon... ils prennent tout à l'extrême, ils passent d'un extrême à l'autre... »

Nacira Guénif commente : "Bahia termine en glissant sur les réticences qu'elle éprouve à contester certaines visions obtuses : elle alimenterait ce faisant, et malgré elle le discours dévalorisant sur l'islam et un certain racisme fondé sur l'irréductibilité religieuse." Elle poursuit la citation de Bahia : « Je peux me sentir très loin même avec quelqu'un qui se dit être musulman. A partir du moment où je ne suis pas d'accord avec ce qu'il clame : je me sens très loin des gens islamistes d'Algérie, je n'ai aucune affinité avec ces gens là ! Mon identité musulmane, ça peut faire problème avec des gens d'une certaine catégorie, des gens qui ne sont pas ouverts. Quand tu discutes avec des gens cultivés qui ont fait des études, qui ont un bagage, ça fait pas problème, on te respecte, on t'accepte telle que tu es. Mais avec d'autres catégories de gens, oui, ça peut poser problème. »

 

Ainsi, la même jeune qui se "parle" comme, non pas européenne, mais "musulmane" sans "revendiquer à tout bout de champ, s'insurge vigoureusement, contre ceux qui veulent lui imposer le voile au nom de l'islam.

 

Une jeune fille de 19 ans dit :

« Je suis d'origine marocaine. Je suis française que par les papiers, c'est tout. A chaque fois, mon père nous donne des exemples : "au Maroc, on n'aurait pas fait ceci "... Même ma mère, quand je discute avec elle, elle me dit : "nous, on est des Marocains, on n'est pas des Français, tu ne dois pas être comme les Français ". Dans ma tête, eh non! Je ne suis pas française. Non, non, je suis très religion et tout. Même si je n'accepte pas certaines parties de la religion, il y a toujours des trucs qu'on n'a pas envie de faire, mais j'accepte. Tout ce qu'il faut faire, toutes les traditions et tout. Le mariage par exemple. Quand il faut se marier, il faut être vierge... Moi, j'y tiens beaucoup. Beaucoup de choses sont sacrées pour moi. Et avec toutes mes copines, on est toutes comme ça. Et il y en a qui n'en ont rien à faire... Mes parents sont marocains déjà, donc je ne peux pas être française... Je ne peux pas dire pour ça que je ne suis pas française. Si, il y a quand même des trucs. Aller à l'école, c'en est déjà un. Il y a quand même plus de choses ici qu'au Maroc. J'ai toute cette liberté. Et cette liberté je ne l'aurais pas au Maroc... Pour moi je suis marocaine et je vis en France, c'est tout. Alors, c'est vrai que j'ai quelque chose de français quand je communique... Je suis quand même attachée à une certaine culture française. Je ne suis pas assez marocaine. Je ne suis pas une vraie marocaine, vu que je ne suis pas la religion. Suivre la religion! Déjà pas aller à l'école, porter le voile, pas dire bonjour aux garçons, c'est ça être marocaine. Non, ça je ne pourrais pas le faire. Ça je ne le regrette pas. J'ai vécu comme ça, je vis comme ça, je ne peux pas changer. » « Je n'aime pas les garçons de mon quartier, ils n'ont pas la même mentalité. On ne s'entend pas. (...) J'avais des copains dans mon ancien lycée et j'y étais plus souvent avec des garçons qu'avec des filles.»

 

Ici la même jeune fille qui se réclame de l'identité musulmane et de la religion,  dit qu'elle ne pourrait vivre sans la liberté qu'elle a bien conscience d'avoir ici.

 

La jeune Zahia, 17 ans, affirme pour sa part " « En fait, ceux qui veulent mettre le voile, c'est ceux qui respectent vraiment la religion parce que normalement dans le Coran, on doit respecter ça et on doit porter le voile. Les gens qui font ces choses-là, c'est les gens qui respectent vraiment, vraiment, la religion. Qu'ils pratiquent la religion comme c'est demandé mais pas trop quand même. »

 

Sur la terminologie et les catégories, Nacira Guénif explique :

"les immigrés musulmans originaires d'Afrique du Nord nomment ces gesticulants acteurs de l'islam « les musulmans » (el mouslimin). Ils désignent ainsi les partisans d'un islam superlatif qui prétend effacer et délégitimer celui que la majorité n'a cessé de pratiquer en s'adossant à une coutume contrainte de se réformer sous les effets de la migration. Comme celui de « barbus », ce terme informel et autodérisoire s'oppose aux appellations officielles du pouvoir algérien - « terroristes » - et offre une traduction métaphorique à la terminologie désignant les mouvements de refondation religieuse : islamistes radicaux, intégristes, fonda­mentalistes"

"Lorsqu'il lui faut répertorier dans son entou­rage les personnes qui ne sont pas de la même confession qu'elle, [Salima] elle distingue « ceux qui sont pas musulmans, qui sont français ». Reprenant une expression souvent usitée chez les Algériens et les immigrés de même origine, qui assimile les « autorisés » - comme des naturalisés s'étant arrogé le droit de trahir leur origine, confinant ainsi au blasphème - à des mécréants reniant leur foi et leur religion (..), Salima dissocie les musulmans des Français."" Elle confirme cette antinomie et affirme se définir comme « française. De nationalité, oui, mais pas... je dis pas que je suis française. Je suis algérienne. Je suis née en France comme mes frères ». Plutôt que Français nés de parents algériens, elle préfère dire : « on est des Algériens qui habitons en France »

 

Nacira Guénif rappelle, côté français, que cette confusion entre confession et nationalité est une réminiscence de la période coloniale. ( cf chapitre droit français, historique), et, côté afrique du nord, que "les Etats d'Afrique du Nord qui chacun à leur manière ont ins­trumentalisé leur émigration à des fins de politique intérieure et de négociation avec les pays d'accueil. Pendant que Hassan II exhortait ses sujets à ne pas s'intégrer en France, les discours de Boumedienne puis de Chadli tentèrent de confisquer la conscience des émigrés algériens à des fins propagandistes - avec la manne de devises qui les a accompagnés un temps - sous prétexte que leur corps était exploité par le capitalisme de « l'ancien colonisateur ».

 

Nacira Guénif cite la façon dont les jeunes se voient dans le regard des autres :

« Une algérienne derrière le guichet, les petits vieux ils disent : qu'est-ce que c'est que ça ? Ils doivent se dire : mais comment elle a atterri là, tout de suite ça étonne, dans une banque surtout."

"J'ai connu le racisme parce qu'on me disait : sale Arabe! tout simplement. (...) Ça tue les jeunes quand on leur dit ça, ça leur tue quelque chose en eux, ils prennent conscience de quelque chose, ils prennent conscience qu'ils sont pas dans leur pays déjà, et d'une, quand ils grandissent, on leur dit : vous êtes Français, mais ils savent déjà depuis tout petits qu'ils ne le sont pas parce que eux-mêmes, ces chers Français, leur ont déjà dit qu'ils ne l'étaient pas".

 

Nacira Guénif termine son livre par un éloge :

"Les filles ...s'engagent pour le droit à l'indistinction, le droit à l'indifférence, au prix parfois de la modération.

C'est aussi l'apport iconoclaste des filles d'origine nord-africaine que de nous rappeler aux vertus de la tempérance, trop déconsidérée par la civilisation du progrès qui nous a emportés dans une tourmente maximaliste. Elle suggère que la densité de l'identité individuelle et de rapports pacifiés à l'autre est l'antidote d'un désir effréné de posséder les attributs qui distinguent au prix d'une solitude qui détruit. Sans doute n'est-ce pas tant leur audace que leur autolimitation qui les met en position de réhabiliter une expression dévalorisée : la « médiocrité », qui n'est autre que la moyenne. Elle rétablit l'intérêt d'un principe central en sociologie et libère de la tyrannie de l'excellence et de sa manifestation, la distinction. Ce livre peut se lire comme un éloge de la « tempérance » qui trouverait sans doute bien d'autres figures dans nos sociétés si l'on prenait la peine de les voir tout près de nous. "

 

 

Notre commentaire en post scriptum :

Est-ce aux filles de "tempérer" leurs revendications, ou aux adultes de clarifier leurs idées, de savoir comment accepter certaines ruptures idéologiques, sans que ce soit au prix de heurts dramatiques et de ruptures familiales ?

Si en France, "on", immigré-e-s plus ou moins récents et "anciens" français tous ensemble, avait des idées plus claires sur la différence entre les différences ( sur la différence entre respect des cultures "différentes",  et respect des inégalités traditionnelles et autres "pratiques anachroniques", qui représentent une "différence" entre le droit français et d'autres droits), alors peut être que les familles immigrées vivraient mieux aussi "la part vivante et vibrante de la culture familiale".

Parfois aussi, le moins possible, malgré tous les efforts, la liberté se paie du prix du conflit, et en vaut le prix.

 

 

 



[1]  Grasset 2000