Cercle d'Etude de Réformes Féministes

 

Face aux obscurantismes (l'islamiste et les autres) : le Devoir de Liberté

 

 

EMMANUEL KANT

 

QU'EST CE QUE LES LUMIERES ?[1]

 

extraits

 

Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise des Lumières.

Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d'une conduite étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle; et qui font qu'il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être sous tutelle. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimen­taire, etc., je n'ai alors pas moi-même à fournir d'efforts. Il ne m'est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer; d'autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c'est que s'y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d'abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollici­tude ces créatures paisibles d'oser faire un pas sans la roulette d'enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n'est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d'ordinaire de toute autre tentative ultérieure.

Il est donc difficile à chaque homme pris individuel­lement de s'arracher à l'état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature.( ...)

Mais qu'un public s'éclaire lui-même est plus proba­ble ; cela est même presque inévitable pourvu qu'on lui accorde la liberté. Car il se trouvera toujours quelques êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l'état de tutelle et pour propager ensuite autour d'eux l'esprit d'une appréciation raisonnable de la propre valeur et de la vocation de tout homme à penser par soi-même. A cet égard, il est singulier que le public, que les tuteurs avaient eux-mêmes mis aupara­vant sous ce joug, contraigne par la suite ceux-ci à y rester une fois qu'il y est incité par quelques-uns de ses tuteurs, qui sont eux-mêmes incapables de toute lumière; tant il est pernicieux de cultiver des préjugés, car ils finissent par se venger de ceux-là mêmes qui en furent les auteurs, à moins que ce ne fussent leurs prédécesseurs. C'est pourquoi un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Par une révolu­tion on peut bien obtenir la chute d'un despotisme personnel ou la fin d'une oppression reposant sur la soif d'argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée.

Mais pour ces Lumières il n'est rien requis d'autre que la liberté; et la plus inoffensive parmi tout ce qu'on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. (....)

En revanche, en tant que savant qui, par des écrits, s'adresse au public proprement dit, c'est-à-dire au monde, le prêtre jouit par suite, dans l'usage public de sa raison, d'une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de parler en son propre nom. Car, que les tuteurs du peuple (dans les choses spirituelles) doivent être eux-mêmes en état de tutelle, est une ineptie qui aboutit à perpétuer les inepties.

Mais une société d'ecclésiastiques, par exemple un concile, ou une vénérable classe (comme elle se nomme elle-même chez les Hollandais) ne devrait-elle pas être habilitée à s'obliger à prêter entre eux le serment de respecter un certain symbole immuable, pour exercer ainsi une tutelle incessante sur chacun de ses membres et, par leur truchement, sur le peuple, et de la rendre pour ainsi dire éternelle? Je dis : c'est tout à fait impossible. Un tel contrat qui serait conclu pour tenir à jamais le genre humain à l'écart de toute nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu; quand bien même il serait entériné par le pouvoir suprême, par les diètes du Reich et par les traités de paix les plus solennels. Une époque ne peut se liguer et jurer de mettre la suivante dans un état où il lui sera nécessairement impossible d'étendre ses connaissances (surtout celles qui lui importent au plus haut point), d'en éliminer les erreurs, et en général de progresser dans les Lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste précisément en cette progression ; et les descendants sont donc parfaitement en droit de rejeter ces décisions au motif qu'elles ont été prises de manière illégitime et scélérate. La pierre de touche de tout ce qui peut être adopté en matière de loi pour un peuple tient dans la question suivante : un peuple pourrait-il se donner à lui-même une telle loi ? (...)

Mais s'entendre sur une constitution religieuse ferme, qui ne puisse publiquement être mise en doute par personne, ne fût-ce que pendant la durée d'une vie humaine, et par là même pour ainsi dire empêcher qu'une époque ne voie l'humanité s'améliorer progressivement, et la rendre stérile, et ce faisant tout à fait préjudiciable aux descendants, est absolument interdit. Un homme peut, certes, pour sa personne, et même alors pour quelque temps seulement, ajourner les Lumières quant à ce qui lui incombe de savoir; mais y renoncer, que ce soit pour sa personne, mais plus encore pour les descendants, c'est attenter aux droits sacrés de l'humanité et les fouler aux pieds. Mais ce que même un peuple n'est pas autorisé à décider pour lui-même, un monarque est encore bien moins autorisé à le décider pour un peuple; car son prestige de législateur repose sur ceci qu'il réunit toute la volonté du peuple dans la sienne. Pourvu qu'il ait seulement en vue que toute amélioration vraie ou supposée soit compatible avec l'ordre civil, il ne peut au demeurant que laisser ses sujets faire eux-mêmes ce qu'ils estiment nécessaire au salut de leur âme ; cela n'est aucunement son affaire qui est bien plutôt de prévenir qu'un individu n'empêche, de tout son pouvoir et par la violence, les autres de travailler à définir et à accomplir son salut. Il porte même préjudice à sa majesté s'il s'en mêle, en faisant les honneurs d'une surveillance gouvernementale aux écrits par lesquels ses sujets tentent de clarifier leurs vues, qu'il le fasse à partir de sa propre vue élevée des choses, ce en quoi il s'expose au reproche : Caesar non est supra grammaticos, ou, pire encore, qu'il abaisse son pouvoir suprême à soutenir dans son Etat le despotisme spirituel de quelques tyrans contre le reste de ses sujets.

(...)

Quand la nature a fait sortir de la dure enveloppe le germe dont elle prend soin le plus tendrement, c'est-à-dire le penchant et la vocation à la libre pensée, ce penchant a progressivement des répercussions sur l'état d'esprit du peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à agir librement) et finalement même sur les principes du gouvernement lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l'être humain, qui  est désormais plus qu'une machine, conformément à sa dignité *.

 

Königsberg en Prusse, le 30 septembre 1784.

 

* Dans les Büschingschen wüchentlichen Nachrichten du 13 septembre je lis aujourd'hui le 30 du même mois l'annonce de la Berlinische Monatsschrift de ce mois où est imprimée la réponse de M. Mendelssohn à cette même question. Je ne l'ai pas encore eue entre les mains; sinon elle m'aurait fait suspendre la présente réponse qui ne saurait désormais se trouver ici que pour vérifier dans quelle mesure le hasard peut réaliser l'accord des pensées.

 



[1] texte intégral en français paru en collection de poche aux éditions Garnier-Flammarion - les passages sont soulignés par nous.